Portrait de carrière : entrevue avec Michel Dupuis, architecte directeur retraité
L’architecte directeur Michel Dupuis a rejoint Jodoin Lamarre Pratte architectes en 1984 avec de l’expérience en surveillance de chantiers au Nunavik. Grand sportif passionné de plein air, il était reconnu au sein de la firme pour ses connaissances et sa très grande expérience de la construction dans le Grand Nord du Québec. Au total, il a participé à la réalisation d’une trentaine de projets sur ce territoire depuis 1989, qu’il s’agisse de nouvelles constructions, de réaménagements ou d’agrandissements.
En hommage à son départ à la retraite à la fin de l’année 2020 ainsi qu’aux 36 années qu’il a passées avec la firme, dont 28 à titre de directeur —de 1989 à 2017—, nous lui avons consacré une entrevue dans laquelle il est revenu avec nous sur sa carrière, son parcours et ses passions pour l’anthropologie, la culture inuite et le Grand Nord.
Michel Dupuis, architecte directeur et surveillant de chantier
Responsable de la surveillance de chantier de l’ensemble de la production de la firme dans le grand nord québécois, incluant un centre de formation professionnelle, des résidences et plus de quinze écoles primaires et secondaires pour la Commission Scolaire Kativik, l’architecte Michel Dupuis a aussi participé, à ce titre, à la supervision de la construction de projets majeurs de la firme comme le Musée d’art contemporain de Montréal, la création du Casino de Montréal dans l’ancien Pavillon de la France d'Expo 67, le Complexe des Sciences Richard J. Renaud de l’Université Concordia, le Collège Saint-Louis, le pavillon pour la Paix Michal et Renata Hornstein du Musée des Beaux-Arts de Montréal, le Théâtre Gilles-Vigneault et l’agrandissement de nos bureaux, qui s’est qualifié au Programme de vitrine technologique pour les bâtiments et les solutions innovantes en bois du Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs grâce à une solution structurale novatrice composée d’une structure mixte d’acier, de béton et de bois d’ingénierie.
L’enfance, les études et les débuts en architecture
Enfant, quel métier rêvais-tu de faire ?
Je voulais absolument devenir dessinateur d'animation. Je dessinais les personnages de Walt Disney par cœur —Mickey Mouse, Daffy, Donald Duck, etc. À 10 ans j’avais même participé à un concours de La Presse pour Walt Disney et gagné un vélo. Mon père était dessinateur industriel et mon oncle était ingénieur pour une compagnie internationale (Bechtel) et ils aimaient dessiner. Ils m’ont inspiré tous les deux.
À quel jeu aimais-tu le plus jouer quand tu étais enfant ?
À la maison, j’aimais beaucoup lire, jouer avec mon train électrique et mon jeu de mécano. À l’extérieur : balle molle, hockey, ski alpin, faire des mauvais coups, du taxi-bottine derrière le livreur de pain. Les congères de neige n’étaient pas ramassées et on faisait des tunnels à l’intérieur, des tourelles et des compétitions de balles de neige.
Où as-tu grandi ?
Je suis né à St-Henri dans le quartier Village Turcot tout près de l’échangeur Turcot actuel, mais j’ai aussi grandi à Granby où la compagnie pour laquelle mon père travaillait avait déménagé.
Qu’est-ce qui t’a donné envie d’étudier l’architecture et de faire le métier d’architecte ?
Ça n’a pas été un chemin direct. J’ai débuté les études en sciences pures à l’Université de Montréal. En cours de route, mon intérêt pour la physique s’est estompé et je me suis interrogé sur les autres possibilités. Je voyais passer des annonces pour des réunions spéciales adressées aux personnes inscrites en architecture. Je me suis informé et fait les démarches nécessaires pour me joindre au programme.
Comment se sont passées tes études ?
Ce fût une très belle période. Il faut dire que c’était de 1966 à 70, en pleine effervescence d’Expo 67. Il y avait toutes sortes de choses qui se passaient. Nous étions quatre étudiants de régions différentes à habiter ensemble : un de Shawinigan, un de Sept-Îles, un de Beebe Plain (Vermont) et moi de Granby. Des cours de dessin avec Jordi Bonet, de structure avec Claude Lantier et d’autres professeurs tout aussi intéressants. Des charrettes récompensées à la taverne Henri Richard ou à la Bodega (anciennement sur l’avenue du Parc).
Quelle a été ta première expérience de travail en architecture ?
Quand j’ai terminé mon cours, j’ai transmis une vingtaine de cv sans obtenir de réponse. J’ai passé mon été dans le Vieux-Montréal avec trois amis dans un appartement au coin de la rue Bonsecours et j’ai dessiné et vendu des affiches dans les rues. À l’automne j’ai décroché mon premier travail chez un promoteur de la Rive-Sud pour concevoir des logements bon marché. Je n'y suis pas resté très longtemps. Ma première expérience la plus intéressante a été celle auprès de De Varennes et Venne, un petit bureau de deux architectes et moi : station de métro, école, résidence pour retraités, j’y ai aussi débuté la surveillance de chantier.
L’expérience avec Jodoin Lamarre Pratte architectes
Tu es arrivée chez Jodoin Lamarre Pratte architectes le 10 décembre 1984. Te rappelles-tu de ton premier jour au bureau ? C’était comment ?
J’étais vraiment heureux d’arriver chez Jodoin Lamarre Pratte architectes et de passer dans un grand bureau reconnu pour sa compétence et sa technique irréprochable. L’ambiance était conviviale et j’avais hâte d’embarquer sur un projet.
Comment avais-tu entendu parler de la firme ? Comment y as-tu obtenu un emploi ?
J’ai cohabité avec Claude Sauvageau (associé de la firme de 1978 à 1990) durant les quatre années de mes études en architecture. De 1976 à 1983, j’avais mon propre bureau à Saint-Jérôme. En 1983 la situation financière n’était pas rose et j’ai postulé auprès de la SHQ Nordique pour un poste de surveillant de chantier au Nunavik. J’ai passé six mois à Ivujivik en 1983 et cinq mois à Quaqtaq en 1984. En novembre 1984, Claude m’a demandé si je pouvais aller vérifier des dimensions à Tasiujaq, un village plus au sud. Je lui ai expliqué qu’il n’y avait aucune route entre les villages et que ± 200 km les séparaient. Il m’a répondu de passer au bureau à mon retour.
Tu as principalement travaillé au sein de l’équipe de surveillance de chantier du bureau, est-ce que tu as été engagé spécifiquement pour cela où est-ce que tu t’es spécialisé chez Jodoin Lamarre Pratte architectes ?
C’est Michel Desrosiers (associé de la firme de 1984 à 1996) qui m’a reçu et mentionné qu’ils avaient besoin d’un surveillant de chantier. Selon lui, « il fallait être autonome comme un lone ranger ». Il ne pouvait pas mieux tomber, j’étais exactement ce qu’il cherchait.
La firme a réalisé beaucoup de projets pour la Commission scolaire Kativik au Nunavik, dont tu as surveillé la plupart des chantiers en te rendant sur place. D’où t’es venu cet intérêt pour le Grand Nord ?
C’est vraiment suite à deux longues périodes passées au Nunavik en présence des Inuits. Participer à la chasse aux phoques et à la pêche au filet sous la glace, dormir dans un igloo, camper les fins de semaines loin du village, passer de longues heures à discuter avec les Inuits autour d’un thé et admirer les paysages inusités, les fleurs minuscules qui éclatent en juillet (saxifrages, linaigrettes, épilobes, camarines) et les aurores boréales qui dansent et ondulent aux couleurs mauves et vertes sont des expériences inoubliables. Tout ça et plus encore pour quelqu’un qui aime déjà la nature, c’était le summum. Je voulais revivre d’autres expéditions.
Parmi les projets de la firme auxquels tu as participé, quel est celui sur lequel tu as le plus aimé travailler ?
Le Musée d’art contemporain de Montréal est définitivement celui que j’ai le plus aimé. Situé un peu à l’écart du centre-ville, le vaste espace public partagé avec la Place des Arts et le Théâtre Maisonneuve lui confère une place de choix. La construction s’est assez bien déroulée, avec quelques accrocs en cours de route comme sur tous les chantiers, mais le résultat a été admirable. Avec le soutien de Denis Guénette et de Michel Desrosiers, j’ai bien aimé effectuer la surveillance de ce grand projet.
Et le projet sur lequel tu as le moins aimé travailler ?
La démolition de l’aérogare de Mirabel. Pour un architecte, la démolition d’un édifice, et surtout d’un bâtiment de cette qualité, ça va à contre sens de sa vocation. Nous avons été formés pour réaliser des espaces agréables pour l’humain. De terminer un projet avec des photos d’un champ libre de toute construction, quelle désolation.
Parmi toutes les réalisations de la firme, laquelle préfères-tu ?
Le Théâtre Gilles-Vigneault est un vrai beau projet. Il y a aussi le projet d’agrandissement et de réaménagement du hall d’entrée et du département de radio-oncologie de l'Hôpital général juif, avec la lumière naturelle qui descend des lanterneaux du stationnement jusqu’aux salles d’attente au sous-sol.
Si pendant une journée tu avais pu être une autre personne du bureau, qui aurais-tu été ?
Michel Desrosiers est mon premier choix sans hésitation. Avec un air sévère, il n’hésitait jamais à nous raconter une bonne histoire. Il avait une rigueur extraordinaire, tant dans la rédaction d’un devis que dans sa gestion des ordres de changement au chantier.
Quel est l’événement social organisé par la firme que tu as préféré ?
La soirée annuelle d’huîtres.
(Note : Cet événement, le plus important de l'année, est célébré à la fin du mois de novembre depuis les premières années de la fondation de la firme il y a plus de 60 ans. On y déguste des huîtres et d'autres mets, mais c'est également le moment d'annoncer les nouvelles importantes et de souligner les bons coups de l'année.)
Tu as travaillé 36 années pour Jodoin Lamarre Pratte architectes. As-tu déjà eu envie d’aller travailler pour une autre entreprise ?
Jamais. Il y avait trop de bons moments au bureau pour quitter. Même durant la période creuse où le personnel a été réduit à 22, j’ai toujours été attaché à la firme et j’avais espoir que l’économie repartirait rapidement.
Quel est ton meilleur souvenir au sein de la firme ?
Il y en a beaucoup mais deux événements me rappellent de joyeux souvenirs : les batailles d’élastiques avec Raymond Carpentier, Michel Simard et Serge Breton et la randonnée au mont Mansfield que j’avais organisée. Nous avons été frappés par un cocktail météo.
Qu’est-ce que tu as le plus apprécié de la firme ?
La convivialité et l’assistance. Il y avait toujours quelqu’un de disponible pour répondre à nos questions et trouver ensemble des solutions. L’ambiance était toujours très agréable, les gens étaient souriants et de bonne humeur. Ça été pour moi comme une grande famille.
Tu as été directeur de 1989 à 2017. Quel a été ton plus grand défi dans ce rôle de direction ?
Être à l’écoute des clients pour connaître leur opinion sur les services de la firme et étudier la possibilité d'agrandir les bureaux. Aussi, en tant que surveillant de chantier et avec mes déplacements dans le Grand Nord, il n’était pas toujours évident de pouvoir suivre les rencontres de direction.
Si tu devais résumer en un mot ta carrière chez Jodoin Lamarre Pratte architectes, ce serait lequel ?
Réussie
Le métier d’architecte et la spécialisation en surveillance de chantier
Qui est ton architecte préféré ? Celui qui t’inspire le plus ?
Richard Meyer, son architecture blanche avec des formes bien articulées, soit toute en courbes ou rectiligne, avec des ouvertures bien réfléchies. Un jeu de lumière et d’ombre incroyable.
Tu as été architecte pendant plus de 45 années. Qu’est-ce qui a le plus changé dans le métier selon toi ?
L’arrivée de la rapidité excessive causée par Internet. Il y a des moments où je regrettais le temps des lettres et des fax. Cela nous laissait un peu plus de temps pour préciser davantage nos réponses.
Quelle est selon toi la recette d’un bon projet ?
D’abord un client qui aime l’architecture et qui apprécie l’architecte à sa juste valeur. Un budget réaliste, des demandes précises du client, un délai d’exécution raisonnable et une équipe de professionnels agréables. Mais je sais que c’est pratiquement impossible dans la vraie vie. Alors il faut réaliser nos projets avec patience, résilience et ténacité.
Dans toute ta carrière, quel est le projet le plus complexe sur lequel tu as travaillé ?
Le Théâtre Gilles Vigneault a été compliqué à cause des surprises au début du projet. Une source d’eau nous a obligé à déplacer la salle mécanique du sous-sol vers le toit. Différentes problématiques au chantier nous ont poussé à trouver rapidement des solutions constructives.
Qu’aurais-tu envie de dire aux gens pour leur donner envie de se diriger vers la surveillance de chantier ?
En fait tous les architectes devraient passer une courte période en surveillance de chantier. C’est une excellente école de construction. Pour être surveillant, il faut être autonome, discipliné, à l’écoute des autres, avoir de la rigueur, ne pas répondre trop vite aux questions et respecter les autres. C’est très gratifiant de voir s’ériger devant nos yeux les espaces déterminés par nos plans et d’y avoir pris part.
As-tu des conseils à donner à la nouvelle génération de professionnels ?
Prenez le temps de bien comprendre les besoins du client avant de les transposer en plans. Assurez-vous que chaque ligne ou élément que vous créez n’a pas d’impact sur un autre élément du projet. N’hésitez pas à vérifier plusieurs fois la coordination entre les diverses disciplines. Lorsque vous développez un détail, réfléchissez à la façon dont il sera construit et n’hésitez pas à demander conseil à l'équipe en surveillance de chantier.
La vie professionnelle et personnelle
En rétrospective, est-ce que ce métier t’a apporté ce que tu cherchais ?
Je voulais contribuer à de beaux projets et c’est ce qui m’est arrivé. Je suis heureux de parler des nombreux projets auxquels j’ai participé.
Si tu avais fait un autre métier, qu’aurait-il été ?
Anthropologue. L’origine de l’humanité m’a toujours fasciné. Quand j’étais à Ivujivik, j’ai rencontré un anthropologue qui avait pour mandat de vérifier s’il y avait des preuves de présence de Thuléens sur le site du futur aéroport. Nous résidions au même endroit et il m’a un jour invité à me rendre sur le site avec lui. J’ai trouvé au sol quelque chose qui sortait légèrement du gravier. C’était une longue pièce rainurée en son centre, avec un petit trou à son extrémité. Il m’a expliqué qu’il s’agissait d’un pendentif, que les femmes portaient à leur cou. Par la suite, il a trouvé un peu plus loin plusieurs cercles de tente et l’endroit où ils taillaient les outils. Situé dans un endroit un peu plus haut que la mer, face à l’est, sans aucune autre présence humaine, il était assez bouleversant de s’imaginer que ± 4000 ans auparavant un groupe de Thuléens passaient l’été à cet endroit et de se retrouver exactement sur leur passage.
Quelles ont été tes plus grandes satisfactions professionnelles et personnelles ?
Le fait d’avoir travaillé sur de beaux et grands projets avec des équipes extraordinaires, et surtout sur des projets dans le Grand Nord. Tout ça dans la convivialité et une ambiance décontractée. Je me considère très chanceux d’avoir travaillé pendant 50 ans sans jamais avoir manqué de travail.
On dit souvent que les professionnels de l’architecture ne comptent pas leurs heures, as-tu trouvé difficile de combiner vie personnelle et professionnelle durant ta carrière ?
Non pas tellement. Ma conjointe Danielle, que j’ai rencontrée alors que nous étions en 9e année, travaillait également et nous n’avons pas eu d’enfant.
Quel a été le moment le plus difficile de ta carrière ?
Le moment le plus difficile a été de laisser Danielle seule à la maison pendant six mois à deux reprises alors que je travaillais au Nunavik. À cette époque les taux d'intérêt hypothécaires ont grimpé à 21%, et ce travail m’a permis de sauver la maison.
Je dirais aussi le trafic entre la maison à Piedmont et le bureau. Au début, il y avait peu de voitures sur les routes, donc peu de bouchons. Mais par la suite, la croissance a été exponentielle et je devais partir très tôt pour éviter que le trajet ne prenne le double du temps.
Qu’es-tu le plus fier d’avoir accompli ?
Il y a d’abord ma maison que j’ai conçue et construite il y a déjà 40 ans. Il y a aussi ces 37 ans à voyager au Nunavik pour agrandir et rénover des logements et des écoles.
Quelle rencontre professionnelle a été ton coup de cœur ?
Difficile de nommer quelqu’un en particulier alors que durant mes années au bureau j’ai eu l’appui de plein de personnes qui m’ont informées, conseillées, réconfortées et appuyées. Elles ont toutes été des coups de cœur.
Y a-t-il quelqu’un que tu considères comme ton mentor, ou une personne qui a particulièrement influencé ta carrière ?
Michel Desrosiers, pour sa grande rigueur, sa recherche du mot juste et sa grande patience pour synthétiser et expliquer des problèmes complexes. J’ai beaucoup appris de lui.
Tu es à la retraite depuis décembre 2020. Qu’est-ce qui te manque le plus ? Le moins ?
La présence des gens est ce qui me manque le plus, mais on le vit déjà quotidiennement depuis le début de la pandémie. C’est un manque viscéral.
Ce qui me manque le moins, c’est le stress de la route surtout par mauvais temps et la quantité astronomique de courriels que je recevais quotidiennement.
L’architecture fait-elle partie de ta retraite ?
Je dirais non, mais à bien y penser, on ne peut extraire la profession pratiquée pendant 50 ans d’une personne. Lorsque je fais des projets à la maison, mon rôle d’architecte est toujours présent.
En rafale
Thé ou café ?
Thé
Matin ou soir ?
Soir
Brique ou bois ?
Bois
Musée ou randonnée ?
Randonnée
Bureau ouvert ou fermé ?
Ouvert
Action ou réaction ?
Action
Rénovation ou nouvelle construction ?
Nouvelle construction
Party d’huîtres ou Beach party ?
Party d’huîtres
Noir et blanc ou couleurs ?
Noir et blanc
Passé ou futur ?
Futur
Été ou hiver ?
Avant c’était l’hiver, maintenant c’est l’été
Roman ou film ?
Les deux
Autocad ou Revit ?
Ni l’un ni l’autre
Modernisme ou post-modernisme ?
Post-modernisme
Penser ou agir ?
Je dirais plutôt penser et agir
Vélo ou voiture ?
Voiture maintenant
Maison à la campagne ou condo en ville ?
Maison à la campagne
Londres ou New York ?
Ni une ni l’autre
Acier ou béton ?
Béton