Portrait de carrière : entrevue avec Lucie Bégin, architecte directrice
L'architecte directrice Lucie Bégin a rejoint Jodoin Lamarre Pratte architectes à la fin de l'année 2000 avec de l'expérience dans le domaine institutionnel de la santé ainsi qu'une formation complémentaire en architecture de paysage. À titre de chargée de projet et de conceptrice principale, elle a occupé une place prépondérante dans la conception de projets majeurs en milieu hospitalier, principalement dans l’élaboration de centres intégrés en cancérologie—une typologie de bâtiment de nature complexe. Ayant acquis d’excellentes aptitudes conceptuelles au fil des années, elle a veillé à l’intégration soignée des équipements médicaux spécialisés et au développement d’environnements épurés, propices au calme et au bien-être des patients et du personnel de soins. Par sa formation et son intérêt pour l'architecture de paysage, elle a milité pour l’aménagement de jardins thérapeutiques en milieux hospitaliers, qui contribuent à créer une architecture favorable à la guérison.
En hommage au départ à la retraite récent de cette architecte et mentor appréciée de ses pairs pour son humanité, son calme olympien, son humour unique, son audace et ses grands talents de conceptrice, ainsi qu’aux 24 années qu’elle a passées avec la firme, dont 6 à titre de directrice —de 2018 à 2024—, nous lui avons consacré une entrevue dans laquelle elle se livre sur sa carrière, son parcours, ses passions et l’importance de sa famille.
Lucie Bégin, architecte experte en santé
Lucie Bégin a participé à la conception de presque tous les centres intégrés de cancérologie au Québec. Notons le nouveau complexe hospitalier de Québec, où elle a tenu le rôle de co-conceptrice principale du plus important de centre intégré en cancérologie de la province, le Centre régional intégré de cancérologie à l'Hôtel-Dieu de Lévis, le Centre intégré de cancérologie de Laval à l'Hôpital de la Cité-de-la-Santé, l’agrandissement et le réaménagement du département de radio-oncologie de l'Hôpital général juif (Centre du cancer Segal) et l’agrandissement du département de radio-oncologie à l'Hôpital Maisonneuve-Rosemont.
Parmi ses autres réalisations figurent les futurs projets d'agrandissement et de modernisation majeur de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont et du Centre hospitalier de St. Mary, le futur Hôpital Vaudreuil-Soulanges, le futur Centre hospitalier régional en Eeyou Istchee à Chisasibi, le mandat d’architecte maître pour le projet d’agrandissement majeur et de modernisation « Grandir en santé » du Centre Hospitalier Universitaire Sainte-Justine, où elle a été la conceptrice responsable du secteur d’imagerie médicale, et le Pavillon des soins critiques de l’Hôpital général juif, où elle a tenu le rôle de conceptrice responsable du département d’hémodynamie et de salles hybrides au bloc opératoire. Elle a également tenu le rôle de responsable du Plan directeur clinique et immobilier pour la transformation de l’Hôpital Notre-Dame du CSSS Jeanne-Mance.
Les débuts en architecture et l’expérience avec Jodoin Lamarre Pratte architectes
Par curiosité, quel métier rêvais-tu de faire enfant ?
Je n’ai pas le souvenir d’avoir voulu faire un métier en particulier, mais j’adorais dessiner. J’étais plutôt introvertie et je dessinais tout le temps.
Qu’est-ce qui t’a donné envie d’étudier l’architecture et de faire le métier d’architecte ?
J’ai d’abord fait un baccalauréat en architecture de paysage à l’Université de Montréal avec des échanges à l’École d’Architecture de paysage à l’Université de Guelph en Ontario et à l’École Polytechnique de Londres. En travaillant comme architecte de paysage sur le projet de la tour IBM au centre-ville de Montréal pour Williams Asselin Ackaoui et associés, je collaborais avec Larose Petrucci en consortium avec Kohn Pedersen Fox Associates (KPF) de New York et j’ai eu envie de voir si j’aimerais la profession d’architecte. J’ai demandé à la firme s’ils avaient des ouvertures et j’ai été engagée comme stagiaire, avant même de faire mon bac en architecture à l’Université McGill !
Comment se sont passées tes études ?
Bien, à travailler en même temps pour Larose Petrucci et KPF. C’était enrichissant d’un côté comme de l’autre.
Tu es arrivée chez Jodoin Lamarre Pratte architectes le 6 décembre 2000. Te rappelles-tu de ton premier jour au bureau ?
Je ne pourrais pas dire que je m’en rappelle. (Rires.)
Comment avais-tu entendu parler de la firme ? Comment y as-tu obtenu un emploi ?
Je venais d’avoir ma fille et je cherchais à me rapprocher de la maison même si j’aimais mon lieu de travail. Par un concours de circonstance j’ai été mise en contact avec Jean Martin, associé à l’époque. J’ai été engagée !
Tu as développé une expertise dans le domaine de la santé, plus précisément dans la réalisation de projets hospitaliers en cancérologie et en imagerie médicale. Est-ce que tu as été engagée pour cette expertise, où est-ce que tu l’as développée chez Jodoin Lamarre Pratte architectes ?
J’avais fait des projets en santé dans le passé avec d’autres firmes, mais ce n’était pas un souhait que j’avais au départ. C’est en effet une expertise que j’ai développée au sein de la firme.
D’où t’es venu l’intérêt pour l’architecture en santé ?
Fait cocasse, au départ j’avais demandé à ne pas être mise sur les projets en santé, mais mon expérience s’est avérée pertinente pour un projet hospitalier en cours. Puis j’ai réalisé que c’était le type de projet que je pouvais bien contrôler en conception pour m’assurer de la maîtrise et de la qualité de la réalisation. Pour moi c’est très important de faire le meilleur projet possible et de viser l’excellence. C’est aussi gratifiant de pouvoir améliorer l’environnement de soin des patients et l’environnement de travail du personnel soignant.
Tu as participé à la conception de presque tous les centres intégrés de cancérologie au Québec construits à ce jour. Comment as-tu vécu ces expériences ? Quels étaient les plus grands défis ? Ce que tu as le plus aimé de cette expérience ?
Ce que j’ai le plus aimé c’est la possibilité d’intégrer l’architecture de paysage à l’architecture hospitalière. Dès le début des années 2000, il y avait une belle ouverture de la part des instances gouvernementales pour créer des lieux de soins propices au bien-être et à la guérison pour le traitement des personnes atteintes du cancer. J’ai cependant dû faire preuve de beaucoup d’audace et de ténacité pour développer les projets là où je voulais les amener. Ce fut un processus évolutif au fil des années. L’intégration d’équipements hyperspécialisés à une architecture humaine, centrée sur le bien-être et la guérison du patient, était un défi de taille.
Parmi les projets de la firme auxquels tu as participé, quel est celui sur lequel tu as le plus aimé travailler ?
C’est difficile de faire un choix. Pour leur échelle et l’intégration des cours jardins je dirais le Centre intégré de cancérologie de Laval à l'Hôpital de la Cité-de-la-Santé et le Centre régional intégré de cancérologie à l'Hôtel-Dieu de Lévis : deux réalisations dont je suis très fière. Il y a aussi l’agrandissement du département de radio-oncologie de l'Hôpital général juif (Centre du cancer Segal), où le plus grand enjeu était d’amener la lumière naturelle en sous-sol avec l’intégration d’un immense puits de lumière et d’un toit jardin. Il faut comprendre qu’avant la réalisation de ces projets, les patients recevaient des traitements en radiothérapie dans des voûtes de béton imposantes peu éclairées et en sous-sol. Dans les projets à plus grande échelle, je dirais le Centre intégré de cancérologie du nouveau complexe hospitalier de Québec pour la belle collaboration qu’il y a eu entre les équipes et le rayonnement que le projet a eu à l’international.
Et le projet sur lequel tu as le moins aimé travailler ?
De manière plus générale sur les projets pour lesquels nous n’avions pas le contrôle de la conception, dans des contextes de réalisation en mode conception-construction par exemple, où on doit souvent composer avec des décisions prises par d’autres équipes.
Parmi toutes les réalisations de la firme, laquelle préfères-tu ?
C’est certain que j’ai une faiblesse pour le Centre régional intégré de cancérologie à l'Hôtel-Dieu de Lévis, mais je dirais le nouveau CHUM. La dernière phase, mais aussi le centre de recherche, qui est la première phase. J’aime aussi beaucoup le Centre intégré de dialyse Raymond-Barcelo de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, sur lequel Nicole Pelletier était conceptrice.
La firme est reconnue pour sa riche vie sociale. Quel est l’événement organisé par la firme que tu as préféré ?
J’ai toujours été fan du traditionnel party d’huîtres de la firme et j’ai particulièrement aimé quand nous avons célébré la fin d’année 2021 à la salle Scena sur le quai Jacques-Cartier dans le Vieux-Port de Montréal.
Tu as travaillé près de 24 années pour Jodoin Lamarre Pratte architectes. As-tu déjà eu envie d’aller travailler pour une autre firme ?
J’avais travaillé pour plusieurs firmes avant alors ce n’est pas un souhait que j’ai eu, surtout que j’avais des projets sur lesquels nous étions maîtres de la conception. J’ai pensé partir à mon compte, mais ça ne s’est jamais concrétisé.
Tu as également été directrice de 2018 à 2024. Comment a été cette expérience ?
J’ai apprécié bénéficier des échanges et du partage de connaissances au Comité de pilotage afin de mieux gérer mes équipes de projet et de contribuer activement au développement du bureau.
Quel est ton meilleur souvenir au sein de la firme ?
J’hésite entre les nombreux voyages à Québec [pour la conception du centre intégré de cancérologie du nouveau complexe hospitalier] ou les fameux partys d’huîtres. (Rires.) C’est difficile à dire, j’ai tellement de bons souvenirs avec beaucoup de gens.
Qu’est-ce que tu as le plus apprécié de la firme ?
Le niveau de confiance et de responsabilité qu’on m’a accordé.
La firme a célébré son 65e anniversaire en 2023. Que lui souhaites-tu pour les 65 prochaines années ?
Je lui souhaite du succès bien sûr, mais aussi de la vision et de l’audace en conception.
Si tu devais résumer en un mot ta carrière chez Jodoin Lamarre Pratte architectes, ce serait lequel ?
Ce serait plutôt deux : fière et audacieuse : )
« Nous travaillons à perfectionner le concept du healing garden (jardin thérapeutique) depuis 20 ans et à l’adapter au contexte et à l’échelle de chaque projet. Le centre intégré de cancérologie de Québec été conçu de façon qu’on puisse voir des jardins à tous les niveaux. Un système de toits-terrasses et de toits-jardins a été développé et raffiné dans la cour intérieure pour lui donner une échelle humaine, pour que chaque espace de traitement bénéficie d’un jardin. »
Le métier d’architecte
Y-a-t-il quelqu’un que tu considères comme ton mentor, ou une personne qui a particulièrement influencé ta carrière ?
À la firme je dirais Nicole Pelletier, définitivement. Sinon je n’ai pas vraiment eu d’autres mentors, j’étais plutôt autodidacte.
Qui est ton architecte préféré ? Celui qui t’inspire le plus ?
Tadao Ando, le travail impressionnant de Santiago Calatrava, Renzo Piano, surtout pour la « Valletta City Gate » à Malta. J’adore la « maison invisible » ou « maison miroir » de Tomas Osinski et Chris Hanely dans le parc désertique de Joshua Tree en Californie.
Tu as été architecte pendant 30 années. Qu’est-ce qui a le plus changé dans le métier selon toi ?
La vitesse à laquelle on doit faire les projets, avec des échéanciers de plus en plus serrés et le budget qui dominent. Il s’en découle souvent un manque d’équilibre et de vision.
Penses-tu que l’informatisation de la pratique et l’utilisation d’outils comme le BIM (Building Information Modeling) permet de faire de meilleurs projets ?
Je résistais au départ quand on a voulu utiliser Revit pour notre proposition technique pour le nouveau CHUM, mais j’ai vite changé d’avis. Même si je ne l’utilise pas concrètement, je suis 100% Revit ! (Rires.) On y perd un peu de la créativité parce que c’est très précis, mais je pense que c’est un très bon outil, un outil super performant.
Quelle est selon toi la recette d’un bon projet ?
Collaboration, vision et audacité ! Aucun bon projet se fait sans collaboration.
La profession s’est largement féminisée au fil des ans. Trouves-tu que cela a eu une influence sur la manière de travailler et de faire de l’architecture ?
Ce que j’ai remarqué dans les projets en consortium sur lesquels j’ai travaillé et que je trouve dommage, c’est qu’il y encore toujours une tendance à ce que les femmes aient la charge de la conception des intérieurs et que la conception de la volumétrie et de l’enveloppe soit faite par des hommes, et ça ne devrait pas être comme ça.
Est-ce que c’était difficile en tant que femme ?
Au début ce n’était pas évident de graviter dans un monde d’hommes, tant au niveau de la direction des firmes qu’avec les ingénieurs, mais surtout sur les chantiers. Les possibilités d’avancement étaient moins grandes et il était plus difficile de se faire valoir qu’aujourd’hui.
Dans toute ta carrière, quel est le projet le plus complexe sur lequel tu as travaillé ?
Définitivement le Centre intégré de cancérologie du nouveau complexe hospitalier de Québec par sa taille. Ça été un projet imposant et très complexe, avec de nombreuses salles spécialisées. Le nouveau complexe hospitalier est aussi une réalisation de six firmes en consortium, ce qui ajoute au niveau de complexité. Mais j’en garde de très beaux souvenirs. Un autre défi fût la conception de la tour de plongeon du Complexe aquatique de l’Île Sainte-Hélène pour les 11e Championnats du monde de la FINA à Montréal avec la réglementation applicable et le niveau de précision des plateformes.
Qu’aurais-tu envie de dire aux gens pour leur donner envie de se diriger vers l’architecture en santé ?
C’est un beau domaine si tu as une vision audacieuse de ce que tu veux réaliser. Ce n’est pas parce que tu consacres ta pratique au domaine de la santé que tu ne peux pas faire de la belle conception. Au contraire, les hôpitaux sont des lieux qui se doivent d’être humains, beaux et bien pensés pour le bien-être des patients et du personnel tout en étant hyperspécialisés. C’est tout un défi ! Le Centre régional intégré de cancérologie à l'Hôtel-Dieu de Lévis a été présélectionné par le jury des Prix d’excellence de l'Ordre des architectes du Québec 2020 pour le prix du public et désigné finaliste dans la catégorie Bâtiments institutionnels. Ce fût une belle victoire et une belle reconnaissance pour un secteur auparavant peu primé. Puis une fois que t’as fait de la santé, c’est tellement complexe, tu peux faire n’importe quel projet. Ce n’est pas une nuisance au développement de la carrière d’un concepteur, au contraire !
As-tu des conseils à donner à la nouvelle génération de professionnels ?
Aimer ce qu’on fait et être heureux dans ce qu’on fait. Être audacieux et patient aussi, définitivement, mais pas trop. Quand on est trop patient les choses n’avancent pas ! (Rires.) Il faut profiter de la vie, mettre ses limites et essayer de trouver un équilibre avec cette profession très prenante.
La vie professionnelle et personnelle
En rétrospective, est-ce que ce métier t’a apporté ce que tu cherchais ?
Je pense que oui, mais j’ai hâte de me consacrer à la réalisation d’autres projets un peu plus artistiques, comme la peinture et la sculpture; ou apprendre d’autres langues, prendre soin de moi et de mon bien-être, passer plus de temps avec ma famille et surtout continuer de voyager.
Si tu avais fait un autre métier, qu’aurait-il été ?
Peut-être designer de mode (j’adore la mode !), designer d’intérieur… L’ingénierie m’aurait aussi intéressée et les communications.
On dit souvent que les professionnels de l’architecture ne comptent pas leurs heures, as-tu trouvé difficile de combiner vie personnelle et professionnelle durant ta carrière ?
Définitivement. J’ai fait des choix difficiles, mais je ne les regrette pas du tout. J’ai fait le choix de travailler quatre jours par semaine durant plusieurs années pendant que mes enfants étaient jeunes. Je suis tellement heureuse d’avoir passé ce temps précieux avec eux.
Quel a été le moment le plus difficile de ta carrière ?
C’est en fait un événement personnel, c’est quand j’ai perdu mes parents. Ma mère est décédée du cancer alors que je concevais des centres de cancérologie. Ça a clairement renforcé ma motivation pour faire de beaux et bons projets pour le bien-être et la guérison des patients.
Quelles ont été tes plus grandes satisfactions professionnelles et personnelles ?
Mes enfants, d’abord et avant tout, puis je dirais le legs que je laisse en architecture de la santé. Je suis fière d’avoir réussi à pousser ma vision loin et avec assurance. La reconnaissance internationale du Centre intégré de cancérologie de Québec, présenté à Bruxelles, est une grande satisfaction pour moi.
Quelle rencontre professionnelle a été ton coup de cœur ?
Il y a tellement de monde avec qui j’ai aimé travailler, que ce soit à la firme, en consortium ou avec les clients. Je ne voudrais pas faire de jaloux en donnant des noms. (Rires.) J’ai développé de belles relations qui sont devenues des amitiés.
Tu es partie à la retraite le 19 juillet, qu’est-ce qui va le moins et le plus te manquer ?
La routine, le stress, la pression des échéances et certaines relations de travail peut-être un peu moins harmonieuses. (Rires.) Beaucoup de personnes merveilleuses vont me manquer par contre, c’est certain !
Est-ce que l’architecture va faire partir de ta retraite ?
L’architecture ne fera pas partie de ma retraite, à part pour refaire ma cuisine peut-être. (Rires.)
Questions en rafale
Thé ou café ?
Thé
Matin ou soir ?
Soir
Brique ou bois ?
Bois
Musée ou randonnée ?
Musée
Bureau ouvert ou fermé ?
Ouvert
Action ou réaction ?
Action
Rénovation ou nouvelle construction ?
Nouvelle construction
Party d’huîtres ou Beach party ?
Party d’huitres
Noir & blanc ou couleurs ?
Noir et blanc
Passé ou futur ?
Futur
Été ou hiver ?
Été, quoique j’aime bien l’hiver aussi
Roman ou film ?
Roman
Autocad ou Revit ?
Revit
Modernisme ou post-modernisme ?
Modernisme
Penser ou agir ?
Agir
Vélo ou voiture ?
Voiture
Maison à la campagne ou condo en ville ?
Condo en ville
Londres ou New York ?
Londres
Acier ou béton ?
Béton